André Parente

Lors de mon dernier séjour à Paris, j’ai découvert des tableaux-objets intitulés Excitáveis (Excitables), créés par l’artiste Sérvulo Esmeraldo, originaire du Ceará. Ce fut un choc, littéralement ! Je fus saisi d’une émotion qui dure encore et qui n’a fait que s’intensifier, depuis j’ai décidé d’en savoir plus.

Avant toute autre chose, il faut préciser que les Excitables sont des tableaux-dispositifs d’une nature bien particulière. Ce sont des peintures abstraites, mais aussi des machines électrostatiques, c’est-à-dire des tableaux sensibles à l’énergie électrostatique qui émane du spectateur et des conditions atmosphériques, conduisant à la production d’effets cinétiques visuels et sensoriels.

Les Excitables sont composés de deux éléments de base : une boîte en carton ou en bois, avec un couvercle en plastique transparent (en général du plexiglas), et un ensemble de petits éléments mobiles et légers, disposés à l’intérieur de cette boîte. Ces éléments sont excitables par l’action de l’électricité statique produite lorsque le spectateur frotte la surface du couvercle.

« En frottant la surface du plastique avec le dos de la main, on crée des charges électriques qui par induction font apparaître des charges de signe contraire sur des éléments contenus dans la boîte. Ceux-ci sont alors tantôt attirés par le plastique, tantôt repoussés vers le fond de la boîte ».

L’énergie statique est une forme d’énergie subtile et mystérieuse. Autrefois, les marins qui voyageaient de nuit voyaient des fantômes lumineux et bleuâtres danser sur les hampes des bateaux. Ils ont nommé ce phénomène Fogo de Santelmo (Feu Saint-Elme), d’après le patron des marins.

L’électricité statique est un phénomène très courant dans les vols aériens. En effet, dans les environnements froids et secs, l’énergie produite par nos mouvements et nos frottements sur certaines surfaces se transmet dans notre corps, puis circule de nos mains vers les objets que nous touchons, produisant de petites décharges électriques. Ce n’est pas un hasard si Sérvulo Esmeraldo testait des petits prototypes d’Excitables lors de ses voyages en avion.

Depuis 1967, année de la création du premier Excitable, et pendant plus de dix ans, Esmeraldo a réalisé des centaines d’Excitables, faisant varier les formes, les couleurs, les tailles et les matériaux utilisés. Les plus petits et les plus simples, faits avec de petits sacs plastiques transparents à fermeture étanche ou avec des barquettes alimentaires dans lesquelles sont placés des confettis de formes et de couleurs variées, ont le charme d’un objet hybride, à mi-chemin entre le jouet, le prototype et l’œuvre d’art.

Les Excitables les plus grands et les plus complexes peuvent atteindre un mètre et demi de hauteur. J’ai entendu parler d’un Excitable de forme tubulaire qui occupait une pièce entière, du sol au plafond. Des tiges en plastique réagissant à la présence et aux mouvements des spectateurs qui entraient dans la salle étaient apparemment fixées sur la tige qui le traversait en son centre, de haut en bas. Une véritable installation cinétique interactive !

L’art cinétique et l’art cybernétique ont en commun d’être les principaux courants de l’art contemporains à problématiser la relation entre l’art et la science d’une part, et la participation du spectateur à l’œuvre d’art, d’autre part.

Bien que liés aux questions esthétiques héritées du constructivisme et de l’abstraction géométrique, l’art cinétique romps avec la question de la représentation. Il délaisse en effet la représentation du mouvement pour s’attacher, de trois façons différentes au moins, à sa production : mouvements optiques produits par le déplacement du spectateur face aux œuvres, mouvements mécaniques créés à l’aide de moteurs et, finalement, mouvements réalisés par les spectateurs eux-mêmes dans leurs interactions physiques avec les œuvres. Il importe de souligner que les œuvres cinétiques intègrent le mouvement virtuel et le mouvement réel, le mouvement optique et le mouvement mécanique.
D’autre part, l’art cinétique problématise la question de la participation du spectateur à l’œuvre d’art. Dans l’art contemporain, comme dans la plupart des œuvres cinétiques, l’œuvre d’art résulte de la participation et de l’interaction avec le spectateur. Participation qui se fait, petit à petit, de plus en plus active (interactive).

Dans le domaine de l’art cinétique, l’art brésilien compte deux contributions d’envergure internationale : les appareils Cinecromáticos (Cinéchromatiques, 1955) d'Abraham Palatnik et Os Bichos (Les Animaux, 1962) de Lygia Clark. À notre avis, il est temps de prendre conscience que les Excitables, bien qu’encore inconnus au Brésil, sont une contribution plus importante encore. Comparés aux appareils Cinecromáticos, les Excitables sont interactifs ; comparés aux Bichos, ils introduisent une interactivité non mécanique. En fait, comme nous allons le voir, les Excitables représentent à la fois l’apex et la rupture du mouvement cinétique et sont l’expression parfaite du passage de l’art mécanique à l’art électronique.

À partir des années 60, l’art cinétique produira des dispositifs, des situations et des environnements polymorphes, multisensoriels, transformables, pénétrables ; les spectateurs, conviés à participer à ces œuvres, en deviennent partie intégrante et essentielle. À côté des machines inutiles et dérisoires de Tinguely, des machines cybernétiques de Schöffer, des dispositifs magnétiques de Takis, les dispositifs électrostatiques Excitables sont l’une des découvertes les plus importantes de l’art interactif des années 60.

En réalité, de par le mouvement qu’ils établissent à trois niveaux (entre la peinture et l’objet, entre l’objet et le spectateur, et entre le spectateur et l’environnement qui l’entoure), les Excitables introduisent un troisième facteur qui transforme l’art du mouvement cinétique en véritable art de la complexité et de l’indétermination. Comment qualifier, dans les Excitables, le mouvement que nous voyons ? Quelle est la place de ce mouvement ? Quelles sont son origine et sa destination ? Le mouvement est omniprésent dans l’environnement, le spectateur et le tableau étant les interfaces d’où procède l’énergie sans jamais s’arrêter. Néanmoins, nous ne savons pas où l’énergie commence et où elle finit. Entre le mouvement du spectateur et le mouvement des éléments de l’œuvre, l’énergie invisible qui circule génère tantôt attraction, tantôt répulsion entre les éléments en interaction. Quelle est la matière de l’œuvre, en termes phénoménologiques ? Comment qualifier cette matérialité immatérielle des Excitables ?

Dans ce sens, et bien qu’en apparence ils soient d’une grande simplicité, les Excitables ne peuvent se réduire à de simples objets ; ce sont des objets interactifs électrostatiques complexes qui mobilisent non seulement le spectateur, élément parmi d’autres de l’œuvre, mais l’environnement dans sa totalité. Ce n’est pas un hasard si les Excitables sont extrêmement sensibles aux conditions environnementales, au niveau d’humidité de l’air, à la température et aux matériaux utilisés, autant d’éléments qui ont une influence déterminante sur leur interaction avec le spectateur.

Entre la peinture et l’objet, entre l’objet et le spectateur, entre le spectateur et l’environnement, les Excitables agissent tels d’étranges aimants qui capturent et transforment nos énergies. Ils illustrent très bien le concept essentiel de Jean-François Lyotard : « la peinture comme dispositif pulsionnel ». Sous cet angle, la peinture ne peut plus être considérée comme la représentation de quelque chose ; elle agit comme transformatrice d’énergie et suscite des effets et des dispositions de la part des spectateurs qui cessent d’être passifs et deviennent le vecteur de l’actualisation sensorielle et affective de l’œuvre. En matière d’art, la seule règle commune à des dispositifs par ailleurs distincts est que les effets soient intenses et les affects excitables.

Ce qui nous surprend dans les Excitables, c’est que le dispositif électrostatique d’interaction entre la peinture et le spectateur peut se transformer en dispositif pulsionnel d’autant plus excitant qu’il est excité. L’Excitable est un événement unique qui, comme nul autre, nous touche spirituellement telle une présence immatérielle, pure affection nerveuse qui ne peut être représentée. Il est presque impossible de rester à côté d’un Excitable sans être apprivoisé par son flux d’énergie sans but, comme nous le serions devant un chien qui remue la queue.

Afin d’éviter des discussions épineuses sur des questions relatives à l’état de l’esthétique après le sublime, en particulier sur la matérialité immatérielle et le temps paradoxal, prenons une métaphore comme exemple. Dans le passage célèbre de la rencontre entre le renard et le Petit Prince, Saint-Exupéry pose de façon poétique la question de la synthèse passive du temps qui est à la base du sentiment esthétique. Quand il rencontre le renard, le petit prince l’invite à jouer. Le renard lui répond qu’il ne peut pas jouer parce qu’il ne se sent pas « apprivoisé". Intrigué, le petit prince lui demande ce que veut dire « apprivoiser ». Le renard lui répond qu’il s’agit d’une chose quelque peu oubliée : «cela signifie créer des liens». Intrigué, le petit prince lui demande ce que c’est que créer des liens :

- Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… [...]

Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… [...] S’il te plaît… apprivoise-moi !
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard…

Une fois le renard apprivoisé, alors que le petit prince est sur le point de partir, le renard lui dit qu’il va pleurer :

- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
- Bien sûr, dit le renard. [...]
- Alors tu n’y gagnes rien !
- J’y gagne à cause de la couleur du blé.

Ce court passage est une leçon d’esthétique. Dans l’art, nous ne créons des liens que quand nous sommes touchés. Et seule notre « passabilité » nous dispose à être touchés. En fait, nous sommes constitués par les liens et les relations que nous contractons. Avant même de pouvoir nous représenter les choses, nous sommes capturés par elles. Mais pour que cela arrive, il est fondamental que notre attention soit en éveil, disponible à ces choses. L’attention est le catalyseur des liens et des affections.

Quand nous posons la question de l’interactivité, nous oublions de quel type d’interactivité il s’agit. Quand nous naviguons dans un hypertexte, ou que nous zappons à la télévision, nous ne nous donnons pas toujours le temps de créer des liens. Et sans ces liens, nous continuons à zapper. C’est un cercle vicieux : nous ne nous laissons pas de temps d’être touchés et nous continuons à nous déplacer parce que rien ne nous a touchés. Il est difficile d’être apprivoisé lorsque l’on zappe. Mais il est également difficile d’interagir avec les Excitables sans être capturé par leurs transformations énergétiques. Tel est le mystère des Excitables.


Traduit du portugais par Guido Marcondes & Christelle Josselin

  1. En français dans le texte.
  2. En 2004, j'ai été professeur invité à l’Université Paris III (Sorbone-Nouvelle) où j'ai dispensé des cours de cinéma, art et nouvelles technologies.
  3. NdE : Etat du nord est du Brésil.
  4. cf. Sérvulo Esmeraldo, "Méthode pratique et illustrée pour construire un Excitable précédé d'une notice sur l'électricité statique", Antwerpen, Guy Schraenen Editeur, 1976.
  5. Qui se trouvent en grande partie dans des collections françaises, suisses et belges, pays européens où l’art cinétique est le plus répandu.
  6. En français dans le texte.
  7. Idem
  8. NdE : Voir le texte de Simone Osthoff, "Lygia Clark et Hélio Oiticica : l'héritage de l'interactivité et de la participation pour un avenir télématique", dans ce volume.
  9. En français dans le texte.
  10. Idem
  11. Ibidem
  12. Ibid
  13. Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, Paris, Gallimard
  14. NdT : terme employé par Jean-François Lyotard pour désigner la disposition des spectateurs à devenir le vecteur de l’actualisation sensorielle et affective de l’œuvre.